Christian Mayeur, Projector in the Grave of Time, 2012.
Avec l'aimable autorisation de l'artiste.
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Nous publions rarement des dessins mais celui-ci mérite une attention toute particulière. Il s'agit d'un projecteur faisant partie intégrante d'Actual Size: Munich Rotary (1971), l'une des deux expositions temporaires consacrées à Michael Heizer qui se tiennent au Los Angeles County Museum of Art (LACMA) jusqu'au 9 septembre prochain. Christian Mayeur, l'auteur de ce dessin, nous livre son expérience très personnelle de cette exposition historique, par l'image mais aussi par les mots (reproduits ci-dessous), une expérience vécue de l'intérieur, au centre de l’œuvre, au beau milieu de l'espace, au cœur du vide.
Parmi les différents bâtiments du LACMA, l’imposant Resnick Pavilion présente sa façade vitrée couverte de bandes adhésives. Derrière les vitres, on devine une grande salle en travaux. Le bâtiment paraît fermé à la visite, mais un gardien de haute stature se tient debout près de l’entrée. Nous approchons, le regard interrogateur. Il nous lance : « Please come inside, it’s open to the visit ». Nous entrons dans la grande salle jonchée de boîtes en carton vides et d’escabeaux. Il nous accompagne vers le côté gauche, qui révèle, derrière une haute paroi, une trouée d’ombre. « Prenez garde à l’obscurité, nous dit-il, une de mes collègues va venir vous chercher pour vous guider ». Effectivement, une petite dame, en uniforme elle aussi, tient une lampe dont elle dirige le faisceau vers nos pieds. « Please take care, it’s dark inside, dit-elle, follow me ». Nous la suivons dans un couloir où le noir est total. Elle finit par pivoter vers la droite, nous suivons son mouvement, une pâle lueur apparaît et soudain dans la pénombre s’ouvre une immense salle, toute en profondeur. De chaque côté, sur les hautes parois, des images gigantesques, d’une pâle lueur grise. Un grondement continu, obsédant, envahit l’espace. Une phrase me vient à l’esprit: « Welcome to the Grave of Time ». Un peu à la fois, le regard s’accoutume. Apparaissent alors 6 projecteurs d’acier chromé juchés sur de hauts mats. Ils luisent dans la pénombre, un ventilateur s’active sous chacun d’entre eux. Je tente de filmer de l’intérieur cet immense sépulcre du temps. Mais les gardiennes sont extrêmement vigilantes. De l’autre bout de la salle obscure, dès que je sors le Lumia 800 de ma poche, l’une d’entre elle me lance, avec douceur mais fermeté : « No picture, no movie, please », alors que sa collègue s’approche, venue de l’autre extrêmité de ce grand trou noir. Heureusement, j’ai toujours un sketchbook sur moi. Alors dans la pénombre, je dessine un de ces projecteurs (photo), dessinés spécialement par Maître Heizer pour s’accorder totalement à la cérémonie silencieuse de "Actual Size: Munich Rotary" (1971). Nous sommes au fond du trou, en 1971, à Munich. Une sculpture-expérience en négatif, creusée dans le sol de la capitale bavaroise. Placés à 5 mètres en dessous du niveau du sol, nous voyons la terre noire des parois de l’excavation conique qui nous enferme. Michael Heizer, non content de déplacer le vide et la matière qui est autour, déplace le temps. No comment. Expérience directe. Pas de fioriture, pas de discours, pas de graisse. Un simple panneau à l’entrée, le nom de l’œuvre, la date et le nom de l’artiste. Mais une mise en scène radicale. Les visiteurs de Munich Rotary sont tous silencieux, plongés dans l’abîme et saisis. Avant cela, nous avons vu « Actual Size » dans le bâtiment en face, un ensemble de photos de rochers à l’échelle 1/1. Intéressant de constater rétrospectivement, à quel point le processus du regard proposé par les « Land artists » est contagieux. En 1998, lors de notre périple initiatique sur les terres et surtout dans l’esprit du Land Art, nous avions réalisé ce type de photos, sans avoir les moyens techniques de les transcrire en format 1/1. Je dis cela juste pour indiquer que cette approche de l’art est transductrice, que ce n’est pas un hasard si Szeeman eut l’idée un jour de réunir Beuys et Heizer dans la même exposition. Avec Heizer, nous vivons la joie indicible de l’expérience de l’art, celle qui seule compte pour lui et qu’il attend que ceux qui aiment l’art partagent, en acceptant les déplacements spatiaux et temporels. Cette manière qu’il a aussi de partager son engagement: « We live in a world that’s technological and primordial simultaneously. I guess the idea is to make art that reflects this premise ». Toute l’Amérique du Nord est elle-même la source et le reflet de cet art, mise en abyme sans fin. Voyager, résider, vivre ici avec un regard de pleine conscience nous en fait vivre l’expérience Jamais le primitif et la technologie ne se sont autant hybridés, dans une tension toujours plus extrême. L’Amérique lègue cela au reste du monde, une injection d’énergie, poison autant qu’elixir de jouissance, qui irrigue désormais tout le monde dit « occidental » - et nous savons que l’Occident est désormais partout, y compris au cœur de l’Orient, infecté par la société du spectacle. Au-delà des miasmes de l’actualité, Heizer met en scène avec force et froideur, avec la conscience aigüe de l’animal – pensons au Coyote de l’ami Beuys -, la mémoire active de cette tension, en vue des temps qui succèderont à la civilisation du court-termisme, de l’artifice et de l’excès. Il opère la boucle avec les temps immémoriaux, les temps placentaires qui ont précédé ce qu’il est convenu d’appeler « l’humanité ». Ces installations « Actual Size » de Heizer préparent le visiteur à l’expérience de « Levitated Mass », à l’extérieur, sur l’esplanade à ciel (grand) ouvert. En soi, chacun l’aura compris, le processus d’acheminement de l’immense rocher est une réalisation primitive ET technologique, ce qui était le plus important pour l’homme de Garden Valley. L’installation elle-même est cette tension. Naturellement, en lien avec les coûts occasionnés par cette réalisation et le prestige que compte en tirer le LACMA, la « opening ceremony » fut un grand moment de spectacle. Michael Heizer en a souri secrètement. Douglas Christmas, propriétaire de la Ace Gallery et compagnon de la première heure de MH, nous racontait l’autre soir que l’artiste avait refusé la chambre d’hôtel qui lui était proposée pour le soir du « vernissage ». Il a préféré dormir dans un trailer, près du rocher, et partir discrètement, le lendemain, après avoir vu le soleil levant envelopper sa masse en lévitation. Pour lui, à n’en pas douter, l’essentiel était accompli : Négatif de « Double Negative », le ver était dans le fruit.
Christian Mayeur
14 août 2012
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Texte original publié sur Facebook. Merci à Christian Mayeur pour son soutien aux archives de l'OBSART et pour son indéfectible engagement dans le Land Art.
Liens connexes
Actual Size, 1970-2012 (US)
Actual Size: Munich Rotary, 1970 (US)
Levitated Mass, 1968-83 (FR-US)
Levitated Mass, 2011-12 (FR-US)
Munich Depression (1969)
Munich Earth Room (Walter De Maria, 1968)
Double Negative / Régis Perray (FR-US)
Tacita Dean (2009)
Revue de presse
14/08/12 - Artweek.LA (US)
14/08/12 - OBSART (FR)
07/08/12 - LA Weekly (US)
31/07/12 - LA Times (US)
18/07/12 - AMA
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